Tempête sur l'Europe

Jeunesse 15 mai 1938

 

Nous vivons sous le signe de la guerre. Il ne faut pas s'en étonner. Les nations se sont mises en état de péché mortel : rien de surprenant à ce qu'elles en recueille le prix. Hermann von Keyserling écrit en tête de son analyse spectrale de l'Europe ce mot de Saint Paul : « Tous ont pêché et ils sont privés de la gloire de Dieu ». C'est en effet le destin tragique de l'Europe.

Aujourd'hui tous les yeux se sont tournés vers la Tchécoslovaquie. Ce n'était pas très difficile à prévoir. Nous savions tous que lorsque les dictateurs parlaient Espagne, il fallait traduire Tchécoslovaquie. En effet, l'abandon de la Tchécoslovaquie était la seule carte que depuis l'Anschluss M. Mussolini ait gardé dans son jeu. Fidèle à l'axe Rome-Berlin, il devait fatalement être amené à la jouer, et, à un moment ou à une autre, laisser l'Allemagne les mains libres.

On comprend d'ailleurs qu'il ait essayé de faire échouer les conversations avec la France sur la question espagnole. Le terrain était admirablement choisi, car il prenait le partenaire là où il est lui-même divisé. L'apaisement s'est fait au moins provisoirement en France, sur les problèmes de la politique intérieure. Par contre les français restent opposés les uns aux autres sur les événements d'Espagne. Mettre ce problème en avant, c'était immédiatement diviser la France et trouver l'accueil favorable d'une moitié des citoyens. Le discours de Gênes marque bien cette tentative.

Mais le vrai problème c'est la question Tchécoslovaque. Ici malheureusement les français ne sont pas encore unanimes. Aussi bien on a brouillé à plaisir toutes les données de ce problème. Les idéologies s'en sont mêlées ! Les uns veulent courir au secours de la Tchécoslovaquie parce qu'elle serait « le dernier rempart de la laïcité » ! Le beau motif pour se faire tuer ! Les autres voudraient l'abandonner parce qu'elle est démocratique et assez (oh ! très relativement) socialiste. C'est à en pleurer. On ne songe plus à la justice, on ne pense même pas à l'intérêt de notre pays ! Non, on fait de la politique intérieure sur les frontières. C'est le meilleur moyen de suicide des nations.

Le problème tchécoslovaque peut se décomposer en deux questions essentielles : question intérieure des minorités ; question extérieure de ses rapports avec l'Allemagne.

Tous les pays d'Europe centrale sont un amalgame confus de races et de peuples. Quand après la guerre on a voulu donner à la Tchécoslovaquie les frontières historiques de la Bohême, frontières qui présentaient un intérêt stratégique incontestable, on s'est trouvé enclore dans ces États de nombreux allogènes allemands, hongrois, ruthènes, romains ou polonais. La plus forte de ces minorités est la minorité allemande : elle comprend trois millions et demi d'habitants sur quinze millions de Tchécoslovaques. Minorité dispersée de-ci de-là sur le territoire, mais massée surtout dans les vallées des monts Sudètes et aux confins de la Silésie.  Étant donné ce grand nombre d'allogènes, l’État Tchécoslovaque s'était engagé dans un mémoire remis au moment de la rédaction du Traité de Versailles à se constituer sous une forme décentralisée et fédérative, analogue à celle de la Confédération Helvétique. Malheureusement, et cette erreur coupable se paie chèrement aujourd'hui, l’État tchèque ne s'est pas constitué du tout sous cette forme. Il s'est centralisé à la mode des pays occidentaux. Peut-être était-il très difficile de faire autrement pour un état jeune : nous n'en sommes pas juges. En réalité une certaine oppression administrative sur les minoritaires a découlé de cette centralisation. On exagère souvent depuis quelques mois cette oppression, et l'opinion française aurait mieux fait de ne pas attendre pour s'en émouvoir qu'Hitler l'ait dénoncée et en ait fait un moyen de chantage. Ce fut sans doute une des grosses erreurs de la France, après la guerre, de ne pas avoir imposé aux États de la Petite Entente un meilleur respect de leur minorité. La Cour Permanente de Justice Internationale a défini les droits des minorités dans un récent avis consultatif : elle a précisé le caractère imprescriptible de ces droits, qui existent même si la majorité n'en possède pas d'analogues (que ne s'en est-on souvenu dans la fameuse affaire des Optants Hongrois). Ensuite la Cour a rappelé que le but de la garantie des minorités n'était pas seulement d'accorder l'égalité des droits, mais encore la possibilité pour elles de conserver leur caractère ethnique. Le gouvernement tchèque a-t-il toujours été fidèle à ce programme. Nous ne le pensons pas. Il s'est mis de ce chef dans une situation qui explique ses difficultés.

 Mais le problème a malheureusement un aspect international. Hitler veut aujourd'hui rassembler dans un grand Reich tous les peuples allemands. Bien mieux, il voudrait faire de toute l'Europe centrale un Commonwealth Germanique. Ceci change l'aspect des choses.

La Tchécoslovaquie ici encore a de lourdes responsabilités. De crainte que ne se forme une confédération danubienne où elle se serait vue obligée d'entrer aux côtés de l'Autriche et de la Hongrie elle a constitué la Petite Entente, alliance de la Tchécoslovaquie, de la Roumanie et de la Yougoslavie contre cette même Hongrie. Sans doute a-t-elle des circonstances atténuantes. Les Tchèques avaient beaucoup souffert de la domination austro-hongroise. Mais on ne construit pas la paix avec des rancunes. Sa meilleure excuse réside dans le révisionnisme intransigeant de la Hongrie, révisionnisme maladroit car la Hongrie eût obtenu la réparation de pas mal d'injustices si elle avait adopté une attitude moins violente... « Tous ont péché et ils ont perdu la gloire de Dieu ».

Une confédération danubienne, appuyée sur de fortes assises économiques eût été un merveilleux barrage contre l'éternelle poussée allemande vers l'Est. Les Tchèques ne l'ont pas compris. Ils ont eu plus de craintes de la Hongrie que de l'Allemagne, ce qui est un peu ridicule mais s'explique car, si leurs grandes alliées : France et Angleterre, surveillaient assez jalousement l'Allemagne, elles n'avaient aucune animosité contre la Hongrie. Entre elles et celle-ci il n'y avait aucun problème pendant et les liens culturels étaient étroits. Dans ces conditions la Tchécoslovaquie, les Roumains et les Yougoslaves ont voulu s'assurer eux-mêmes. Mais ils ont laissé le bassin danubien dans un état de faiblesse anarchique et de division qui fait aujourd'hui le jeu de l'Allemagne hitlérienne. Ils n'ont pas su créer la paix : on leur offre aujourd'hui la guerre.

Nous pensons que la Tchécoslovaquie a pris de lourdes responsabilités : ce n'est pas que nous justifions les attaques hitlériennes, ni les complicités que la peur risque parfois de leur procurer. Si l'Allemagne ne voulait qu'assurer aux sudètes un meilleur statut, des garanties d'épanouissement et de liberté administrative, nous ne pourrions qu'approuver son action. Au reste, les Tchèques qui comprennent aujourd'hui leur erreur ne demanderaient pas mieux que de les accorder. Hélas ! le problème n'est pas là. L'Allemagne peut avoir deux buts qui ne sont pas celui là. Ou bien annexer purement et simplement une partie de la Tchécoslovaquie : ce sera la guerre, et une guerre terrible, car économiquement et stratégiquement les Tchèques ne peuvent pas abandonner du côté allemand la majeure partie de leur frontière actuelle. Ou bien l'Allemagne veut faire de la Tchécoslovaquie le point de départ d'une semi-colonisation de l'Europe orientale (c'est son but le plus probable, ce serait tout au moins son intérêt, mais on ne peut jamais rien garantir avec les Allemands qui volontiers courent au suicide plutôt que de ralentir leur marche). Pour cette entreprise impériale deux moyens s'imposent à elle : séparer la Tchécoslovaquie de la Russie, qu'elle n'ait plus derrière elle cette immense réserve et l'isoler autant que possible de la France, soit grâce à l'Italie, soit grâce à l'Angleterre (mais ici l'Allemagne s'est vigoureusement trompée) : peser par le moyen de la minorité allemande de la Tchécoslovaquie sur cet État, au point que toute action diplomatique lui soit impossible, l'enserrer économiquement, et en faire ainsi, bon gré, mal gré, un état satellite d'où partir vers les nouveaux ou vieux destins de l'axe Berlin-Bagdad3.

Voilà donc les données exactes du problème. Il s'y agit assez peu de « laïcité » ou de « démocratie », comme on voit. C'est tout le destin de l'Europe que nous voyons en jeu, d'une Europe où les Alliés n'ont pas su créer une véritable paix, où d'autres aujourd'hui risquent de créer une véritable guerre. Problème singulièrement profond : c'est celui de l'expansion du germanisme. Ce sont des courants qu'on n'endigue pas éternellement, il faudrait les orienter, mais la terre est aujourd'hui bien petite... Sans doute, si nous avions une véritable Europe, constituée comme telle, cette expansion se fera-t-elle tout naturellement et peut-être pour le plus grand bien de tous, car beaucoup de pays auraient besoin des bras et des intelligences allemandes... Nous n'en sommes pas là. Il faut vivre sous la menace de la guerre : c'est le destin de notre génération.

Tâchons au moins que ce destin soit notre salut personnel, et peut-être ainsi sauverons-nous notre civilisation. Nous aurons à vivre dangereusement, sous cette menace perpétuelle de la guerre. Cette menace est une leçon de dépouillement. Peut-être en avions-nous besoin. Déjà, dans l'incertitude de les garder nous usons des choses comme n'en usant pas. Nous partirons... L'attrait des livres et des cœurs, l'adieu des parents dépassé, toutes entraves démarrées, nous entrerons seuls dans notre destin.

Les cités charnelles crouleront autour de nous. Nous y avions travaillé de tout notre amour. Leur ruine ne saurait nous entraîner. L'ouvrier n'est-il pas plus grand que son œuvre ?

 

 

 

À propos du plan de travail


3 C'était déjà la politique de l'Allemagne avant la guerre, et qui s'est exprimée dans le projet de construction du chemin de fer de Bagdad.